Ce que je sais de monsieur Jacques by Bahsaïn Leïla & Leïla Bahsaïn

Auteur:Bahsaïn Leïla & Leïla Bahsaïn [Bahsaïn, Leïla & Leïla Bahsaïn]
Format: epub
Tags: Littérature
Éditeur: Albin Michel
Publié: 2023-10-25T00:00:00+00:00

Tu sais Martin, nous avons quitté la maison du juge. Nous avons emménagé (ou déménagé, voir avec Petit Robert) dans une résidence du centre-ville, proche de tout ; des écoles, et du syndicat d’initiative où je peux prendre la navette du PalmEden, et de la prison et du cimetière européen. Je suis très contente. Un de nos voisins est français comme toi. Il s’appelle Jacques, et j’ai très hâte de sympathiser avec lui.

Voilà le genre de bêtises que je pouvais lui écrire. Les cartes de Saint-Loup-sur-Semouse où l’on voit une rivière à vouivres se déverser entre des rives de verdure sont toujours dans mes tiroirs et sur mes murs.

En désespoir de cause, je me présente au stand FRAM et demande si les noms de Martin et de madame Valentine sont sur la liste d’un prochain groupe de voyageurs. Rien. J’erre dans le PalmEden où erre mon père, où erre ma mère, où erre mon ami Martin, où erre Trabolta, où errent les visiteurs.

Les lieux ne sont pas les lieux. Ils sont le souvenir de ceux que nous y avons connus. Leur âme s’y distille, y demeure pour toujours. Le PalmEden est Martin et moi enfants. Cette ville deviendra pour moi Trabolta, et Zahira, et Jacques et tous les garçons qui montent en sunwalk.

Lorsqu’un groupe d’enfants-touristes passe par là, je les suis en catimini. Leurs pas me mènent vers la salle de spectacle où il fait toujours nuit et frais. Je m’installe sur un siège et que ça fait du bien de planter le bout des ongles dans le doux velours de la tapisserie. Ronron sourd de la clim, et je somnole. Mes yeux se ferment et je nous revois sur scène Martin et moi. Cette même scène où des animateurs font répéter aux enfants-touristes le spectacle du Saturday Night Fever.

J’y ai tant chanté en play-back que ma voix les lendemains se réveillait plus charnue à force de mots contenus dans la gorge. Inaudibles et indicibles et gros de sève réprimée.

On m’interpelle. C’est qu’elle m’a repérée, Faty, l’animatrice en charge des répétitions. Elle me demande de les rejoindre sur scène. Dépanner et tenir un rôle vacant.

Et à brûle-pourpoint, je lui demande les deux billets pour les Bachianas brasileiras. Clou du spectacle enfoncé. Tout a une contrepartie. Elle veut bien, à condition que je revienne.

Je quitte la salle sur l’image d’un homme en trench-coat qui crie Minouch ma Minouch je t’ai dans la peau, puis sans crier gare, quelqu’un tape avec une louche sur un gong et au même moment l’homme ouvre son trench pour exhiber son corps nu et un masque de clown qui cache son entrejambe. Vision subite, et l’homme referme son trench-coat. Numéro auquel je ne comprends rien. Rien, à part le souvenir évident du Sensible au pied du jacaranda de l’impasse de l’Alque. Celui que les deux flics sont venus cueillir après l’avoir épié depuis l’immeuble A.

Je rentre aux Palmiers, avec mes deux billets.

Ne me reste que l’image du clown souriant, et les clowns m’ont toujours fait peur.

Si vous ne pouvez aller à la Place, la Place viendra à vous.

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